Un objet exceptionnel classé au patrimoine mondial de l'UNESCO
En hiver 1854 survient la découverte de vestiges de bois, de pierre et de céramique, sur la rive asséchée du lac de Zurich. Ces restes sont très tôt interprétés, notamment par l’archéologue Ferdinand Keller, comme étant les ruines de villages néolithiques (de l’âge de la Pierre polie), construits sur des plateformes au-dessus du niveau des eaux.
Dans les années qui suivent, des vestiges semblables sont signalés dans la plupart des lacs du plateau suisse, puis en Allemagne, en Italie et, dès l’année 1860, en France dans les lacs de Haute-Savoie. Ces restes d’établissements immergés sont nommés villages lacustres ou palafittes, en référence aux milliers de pieux plantés dans la vase des lacs, vestiges de l’architecture des cabanes abandonnées.
L’invention des «cités lacustres» était née, dont l’image fantasmatique allait très vite être diffusée dans le monde scientifique et auprès du public, grâce à des représentations artistiques, des romans historiques, des cortèges commémoratifs et toutes sortes de publications scolaires ou vulgarisées. En Suisse, ces découvertes recouvrent une signification très particulière, car la première constitution fédérale vient d’être signée, en 1848, et les lacustres fournissent le modèle parfait d’un «peuple fondateur», commun aux trois cultures allemande, française et italienne de la toute jeune onfédération helvétique.
Aujourd’hui, nous avons une interprétation toute différente de celle de Keller et de ses contemporains. Les restes archéologiques retrouvés sur les rives immergées de nos lacs ne sont plus vus comme des constructions sur plateformes, au-dessus des eaux, mais plutôt des villages littoraux, établis lors des périodes de basses eaux des lacs, consécutives à des phases de relative sécheresse.
La préparation du dossier de classement des Palafittes auprès de l’UNESCO
En avril 2004, 150 ans après la découverte des premières «stations lacustres» dans le lac de Zurich, débutait le Projet Palafittes. Son objectif était d'obtenir le classement auprès de l'UNESCO d'un «objet sériel», constitué de l'ensemble du patrimoine archéologique palafittique conservé autour de l'Arc alpin. Un total de plus d’un millier de sites palafittiques était répertorié dans tout l'espace de l'Arc alpin, situés en Suisse, en France, en Italie, en Allemagne, en Autriche et en Slovénie. Une première sélection a signalé 756 sites, assez bien conservés pour intégrer la demande de classement. Après plusieurs sélections, encore plus exigeantes en fonction des critères de l'UNESCO, un ensemble de 111 établissements palafittiques est finalement retenu pour cette candidature, dans les six pays concernés, dont 56 en Suisse.
Le classement des sites littoraux de l'Arc alpin auprès de l'UNESCO ne constitue pas une fin en soi, mais plutôt un outil pour mieux accomplir les tâches suivantes :
– Protéger les sites contre les destructions naturelles ou humaines, par la mise à jour des inventaires et des procédures de classement des sites lacustres. Cette démarche permet d'accroitre la visibilité de ces sites, d'homogénéiser leur protection juridique et matérielle au plan local et d'obtenir l'engagement des pays et des institutions responsables.
– Mieux gérer les données livrées par les sites : la constitution du dossier d'inventaire, avec la description de chaque site classé, est un premier pas vers la constitution d'une base de données scientifique, à laquelle chaque chercheur associé au projet devrait pouvoir collaborer et accéder.
– Favoriser la recherche scientifique : la mise en commun des informations archéologiques d'un ensemble de plus de 750 sites de même type permet déjà de stimuler et de faciliter les travaux de synthèse et thématiques.
– Echanger les informations entre les institutions et les chercheurs du même domaine : la mise en place d'une collaboration internationale, entre les archéologues et les spécialistes impliqués dans la conservation et l'étude de ces sites, représente un acquis considérable du projet, qui aurait déjà à lui seul justifié la procédure de candidature.
– Diffuser les données auprès du public : la constitution du dossier de classement comporte un volet de présentation au public, qui devrait déboucher sur des expositions et des manifestations dans le but de mieux faire connaître ce patrimoine.
Définition thématique et géographique du sujet
Les palafittes sont des habitats préhistoriques, conservés en milieu humide, qui ont été construits et habités entre 4500 et 800 ans av. J.-C. Cette tranche de temps va du Néolithique moyen à l’âge du Bronze final. Vraisemblablement, la fin de l’occupation littorale des rives lacustres, du moins au nord des Alpes, correspond à une dégradation climatique en relation avec la période Subatlantique. Ainsi les derniers habitats palafittiques connus sont datés entre -850 et -815 suivant les lacs et les zones considérées. Au plan géographique, ce type de site se trouve dans des régions qui ont subi des variations climatiques, avec une influence majeure sur le débit des cours d’eau et le niveau des lacs, ils se concentrent autour de l’Arc alpin.
Habitats palafittiques |
En Suisse, les habitats préhistoriques littoraux se trouvent essentiellement sur le plateau suisse, par exemple dans la région des Trois-Lacs (Neuchâtel, Bienne et Morat). Dans l’est de la Suisse on les retrouve principalement dans les lacs de Zoug, de Zurich et de Constance. En Italie du Nord, ce sont les sites de tourbières infra morainiques, dans la région du lac de Garde, qui sont les plus riches en vestiges. En France les palafittes sont concentrés dans les lacs de Haute-Savoie, de Savoie et d’Isère, ainsi que dans les lacs jurassiens de Chalain et de Clairvaux. En Allemagne, ce sont les sites de tourbières de la région du Federsee qui sont les plus représentatifs, ainsi que ceux de la rive orientale du lac de Constance.
Site de Chabrey-Montbec |
Dans les sites littoraux, les vestiges organiques sont très bien conservés, ils livrent des types de matériaux inconnus dans les sites terrestres. Les séquences stratigraphiques sont dilatées et permettent de reconstituer le contexte environnemental de l’habitat. La conservation des bois fourni des datations dendrochronologiques d’une très grande précision, à l’année près et parfois même à la saison d’abattage.
Sept années de procédure
La procédure de classement a demandé, tout d’abord, la mise au net et l’homogénéisation des descriptions archéologiques de 756 sites, dans 15 cantons suisses et 5 autres pays associés tout autour de l’Arc alpin. Ce travail s’est déroulé de 2004 à fin 2009, pour rédiger et mettre à jour la base de données des sites candidats au classement. En fonction des exigences de l’UNESCO, nous avons dû sélectionner un nombre réduit de 111 sites parmi les plus représentatifs. Néanmoins les 645 sites restants ont bénéficié du statut de «sites associés» et à ce titre ils font également partie du dossier de nomination.
En 2010, l’organisation ICOMOS a été chargée par l’UNESCO de rédiger un rapport sur le dossier de candidature. L’experte mandatée a visité la totalité des pays et régions concernés par la demande, afin de vérifier sur place la justification du classement et discuter avec les archéologues responsables des conditions de réalisation des plans de gestion patrimoniale.
Si l’acceptation de la demande de classement, survenue en juin 2011, clôturait les efforts de plus d’une trentaine de chercheurs et de responsables administratifs, pendant sept années de préparation, le projet n’était pas terminé pour autant, c’est à ce moment que le travail commence…
Dans chaque pays engagé, un groupe de coordination et de gestion est constitué. Son rôle est de contrôler la bonne application des plans de gestion des sites classés et de veiller au respect des règles de l’UNESCO, notamment en ce qui concerne l’utilisation du logo «Patrimoine mondial». De multiples demandes de présentation ou d’exploitation des données des sites palafittiques sont apparues, que cela soit de la part de médias, de musées ou d’offices du tourisme, soucieux de présenter ce patrimoine devenu tout à coup célèbre grâce à l’«étiquette UNESCO». Des règles d’éthique et de «bonne gestion» sont en train d’être mises en place, ce qui renforce encore la collaboration entre les pays et les chercheurs engagés dans le projet.
La contradiction de devoir sauvegarder pour les générations futures un patrimoine archéologique soumis à l’érosion des lacs et à l’assèchement des zones humides, s'ajoute à celle de vouloir montrer et présenter l’invisible (les sites immergés et ceux partiellement fouillés). Ces deux contradictions constituent autant de nouveaux défis que nous commençons seulement à aborder. Le suivi de ce projet nécessitera donc encore de nombreuses années de travail et de recherches. Mais, pour un archéologue, le temps ne compte pas… Ou si peu…
Pierre Corboud, 17 juin 2012