MÉGALITHES ET CULTURE SUMBANAISE

conférence donnée le 9 juillet 2015 par
TARA STEIMER
chargée d'enseignement à l'Université de Genève
Laboratoire d'archéologie préhistorique et d'anthropologie

Le mégalithisme est un phénomène mondial. Les plus anciens monuments répertoriés à ce jour datent du Ve millénaire avant J-C. Les plus connus se trouvent sur la façade atlantique de l'Europe où le phénomène s'est éteint après l'âge du Bronze. Il a disparu plus tard en Syrie et au Yémen. Ce n'est pas le cas en Indonésie où le mégalithisme apparu au début de l'ère chrétienne, au IVe millénaire, perdure aujourd'hui. Les populations de l'île de Nias, de Tanah Torraja à Sulawesi, de l'ouest de l'île de Sumba construisent encore des tombes avec des blocs de pierre en s'adaptant au monde actuel.
Nous trouvons peu de données concernant ces monuments. Nos références sont les travaux de Roger Joussaume, de Jean-Paul Barbier et d'Alain Testart.
Plusieurs voyages d'études en Indonésie, de 2010 à 2013, ont permis d'interroger une tradition vivante, d'observer les techniques de construction des monuments et de suivre les cérémonies qui rythment leur édification. Dans une culture fondée sur l'oralité, la pierre est un outil de communication pour transmettre l'identité du clan, afficher le statut social du commanditaire, entrer en relation avec les ancêtres et les esprits de la nature.   
Chaque île de l'archipel d'Indonésie a son propre mégalithisme. Dolmens, menhirs, statues menhirs, dolmens avec peinture, les formes sont très variées.  Il est possible aussi de louer un menhir. A Florès, on trouve des tables d'autel  pour sacrifier des animaux. A Nias, le mégalithisme est aussi destiné aux vivants pour marquer les  étapes de la vie.   


SUMBA


Les stèles et les tombeaux-dolmens correspondent à l'arrivée massive de biens de prestige : métal, armes , résultant d'échanges contractés avec les marchands européens au XVIe siècle. Ceux-ci étaient intéressés par le commerce d'esclaves, de bois de santal et de petits chevaux. L'enrichissement des chefs a développé une compétition farouche entre les clans, dont les relations conflictuelles étaient en partie liées à la course à l'esclave. La société était fortement hiérarchisée avec un système de castes jusqu'à l'arrivée récente de l'État nation qui en atténue les règles.
Les tombes peuvent se trouver au cœur du village, elles font partie de la vie de la communauté,  il n'y a aucun tabous. Le culte des Marapu, c'est à dire des ancêtres, des esprits de la terre et des divinités propres à un clan, assure le lien entre les vivants et le divin. L'objectif d'un Sumbanais est très souvent de thésauriser pour construire une tombe pour ses ascendants, le couple et leurs petits-enfants ( être inhumé avec ses propres enfants a un caractère incestueux). Il est possible de rouvrir la tombe  pour y accueillir des cousins. Le mobilier peut entrer et sortir de la tombe. Les décorations sont une valeur ajoutée. L'individu propose son projet au clan qui pourra l'aider. L'entraide entre clans est rare. Lorsqu'un clan doit acheter des dalles  à un autre clan détenteur des pierres, la pierre est alors nommée « fiancée ». Selon la  position des familles au sein du groupe, les formes vont du caveau simple au tumulus. Il peut y avoir des regroupements de clans, des tombes partagées. Une personne accidentée ou qui s'est suicidée est inhumée dans un tombeau à l'extérieur du village pour que son âme ne perturbe pas la quiétude des habitants. Les nobles étaient souvent enterrés avec leurs esclaves. Ceux-ci étaient parfois représentés sur les stèles de la tombe.

La cérémonie de « Tarik batu »
Cette cérémonie s'est déroulée dans le village de Wainyapu, à l'ouest de Sumba, le 29 septembre 2011. Elle a permis d'observer les techniques d'extraction, de déplacement des pierres, la construction des monuments, le comportement des villageois.



Un coq a été sacrifié pour s'assurer que le projet est accepté par les ancêtres. Les clans porteurs du projet de construction s'adressent à l'un des six clans qui possèdent la concession de la carrière de calcaire qui se situe en contrebas du village, près de la plage.
Les tâches sont réparties. Tout ce qui concerne la taille des pierres relève du clan des tailleurs. Le clan des acheteurs, environ 100 personnes, prend en charge l'extraction, le basculement, le transport de la dalle, ainsi que  le ravitaillement  des  travailleurs en nourriture, café, bétel, cigarettes. Ce ravitaillement peut durer de 15 jours à un mois.
La dalle de calcaire tendre est taillée en trois jours avec un outil en métal emmanché sur du bambou. Elle mesure 3 mètres de large pour 2,5 mètres de haut et 40 cm d'épaisseur.
Le clan commanditaire étaye la pierre extraite avec des rondins de teck pour qu'elle ne tombe pas. Les bois utilisés proviennent de la forêt collective de la région de Kodi, qui se trouve à quelques kilomètres de la carrière. Il est interdit de déboiser pour y faire des cultures. Cette forêt fournit bambous, kapok, teck, et les lianes. Les lianes épaisses et torsadées sont aujourd'hui délaissées au profit de cordes en nylon qui entaillent le calcaire. Pour y remédier, des feuilles de palme sont glissées entre la pierre et la corde.
Chants, danses, cris des femmes, consommation de bétel et d'alcool réconfortent les travailleurs. Après de longs efforts, la dalle est hissée et basculée sur une rampe longue de 20m fabriquée avec des rondins de kapok et de teck de 8m de long et d'un diamètre de 20 cm. D'autres rondins fraîchement coupés, plus glissants donc, sont posés perpendiculairement au rail.  
Restant fidèles à la tradition, le bloc est alors tracté à l'aide de cordes par les hommes qui synchronisent force et manipulation des rails. Perché sur la pierre, le maître de cérémonie, personnage important, donne la cadence. Une centaine de personnes peuvent déplacer d'un coup 7 tonnes et demi sur plusieurs dizaines de mètres. Dans cette partie de l'île, les femmes sont autorisées à tirer les pierres lorsqu'il n'y a pas assez d'hommes. Ce n'est pas le cas cette fois-ci. Elles distribuent du café, des cigarettes et du bétel encourageant les hommes par des cris et des chants. De plus en plus souvent, c'est un camion qui se positionne au bout de la rampe pour le transport. Cette solution permet évidemment de diminuer le coût de revient : moins de jours de travail, moins de repas et de bêtes à sacrifier.           
 Vient alors la construction du tombeau-dolmen. Les orthostates sont montés un peu en chaos organisé à l'aide d'un système de fourche et d'arcs boutants. L'armature d'acajou et de cocotier maintient les dalles de chant. La pierre de couverture est glissée sur des rondins au-dessus du caveau. Un système de levier permet d'enlever les rondins. La porte sera scellée lorsque les os auront été déposés.
  L'ensemble du processus peut prendre du temps selon les équipes disponibles.



Conclusion

Les habitants de Sumba pratiquent le mégalithisme en s'adaptant aux techniques modernes. Le culte des Marapu s'entend avec les religions monothéistes. Les cérémonies accompagnant le transport des pierres, la couverture de la tombe, le déplacement des os du ou des défunts, et la fin des funérailles sont l'occasion pour les membres du clan de réaffirmer leur pouvoir et les  liens qui les unissent. Cependant, le processus de disparition du phénomène mégalithique est en marche. Les Sumbanais récemment convertis au catholicisme, sont encouragés à dépenser leur argent dans la construction d'églises, les tombeaux-dolmens s'ornent d'une croix, les prêtres condamnent peu à peu la mise à mort d'animaux pour les sacrifices. La jeune génération montre moins d'entrain à satisfaire ses ancêtres, aspirant plus à faire des études ou partir travailler à la capitale.

Pour plus d'informations et de documentation iconographique, consulter les sites suivants :
academia.edu Sumba, l'île des mégalithes modernes
La revue Archéologia n° 495 de janvier 2012, pages 36 à 45, l'article de Tara Steimer
La revue Archéologia n° 335, l'article de Roger Joussaume « Indonésie, les mégalithes de l'île de Sumba ».